Economy

Les Européens sont-ils vraiment démocrates ?

En France, 2022 a vu le gouvernement recourir à plusieurs reprises à l’article 49.3 de la constitution pour imposer des réformes impopulaires au Parlement. La date du 16 mars, en particulier, a marqué la centième fois que l’exécutif sous la Ve République française a choisi d’utiliser ces pouvoirs spéciaux.

Dans cette optique, de nombreux Français considèrent désormais leur système politique comme antidémocratique. Ailleurs en Europe, plusieurs pays ont continué à développer des systèmes politiques plus ou moins autoritaires au cours des deux dernières décennies, notamment la Pologne et la Hongrie. Dans presque tous les pays du continent, les partis d’extrême droite gagnent du terrain.

En outre, les élites politiques, en particulier les parlementaires, sont vivement critiquées pour être corrompues, déconnectées des désirs et des besoins de leur peuple et incapables d’adopter une législation efficace.

Un certain nombre de pays ont connu des révoltes de jeunes qui ont provoqué un malaise social, dont la France dans les périphéries populaires. Les attentats terroristes affaiblissent également les sociétés européennes.

Il semble donc que les démocraties européennes traversent une crise. Outre les événements sur lesquels les médias focalisent leur attention, que peut-on apprendre des valeurs des Européens et plus précisément de leur attachement à la démocratie ?

Un grand nombre de pays européens sont membres de l’Union européenne. Ils sont donc censés s’organiser selon les principes de base énoncés dans les traités d’union.

Un rassemblement anti-gouvernemental à Varsovie en juin était dirigé par le chef du parti d'opposition centriste polonais Donald Tusk, qui, avec d'autres critiques, accuse le gouvernement de saper la démocratie.  Le plus grand parti d'opposition polonais a accusé le gouvernement de droite du pays de saper la démocratie et de suivre la Hongrie et la Turquie sur la voie de l'autoritarisme.  Photo : AP/Czarek Sokolowski
Un rassemblement anti-gouvernemental à Varsovie en juin était dirigé par le chef du parti d’opposition centriste polonais Donald Tusk, qui, avec d’autres critiques, accuse le gouvernement de saper la démocratie. Le plus grand parti d’opposition polonais a accusé le gouvernement de droite du pays de saper la démocratie et de suivre la Hongrie et la Turquie sur la voie de l’autoritarisme. Photo : AP/Czarek Sokolowski

Aux termes de l’article 2 : « La fédération est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit et de respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont partagées par les États membres dans une société où règnent le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

Bon programme, mais les enquêtes menées auprès des Européens montrent qu’ils sont loin d’être les citoyens démocrates comme le stipulent les traités. Le groupe de recherche que je viens de superviser, Les Européens et leurs valeurs : entre individualisme et individualisme Cela montre clairement.

Il s’appuie sur une analyse des résultats de l’European Values ​​Studies (EVS), une grande enquête menée par des chercheurs européens tous les neuf ans pour suivre l’évolution des valeurs dans différentes parties du continent (près de 60 000 personnes ont été interrogées dans 34 pays entre 2017). et 2020).

Les données révèlent que, contrairement à ce que beaucoup pensent, les valeurs de solidarité avancent lentement, malgré les tentations de repli individuel. Le désir des individus d’indépendance et de liberté de choisir leur vie s’affirme puissamment dans les domaines de la famille, de la politique, du travail et même de la religion.

Mais l’association des Européens avec la démocratie est moins claire, selon notre enquête. Presque tous les Européens se disent favorables à un système démocratique, et les trois quarts d’entre eux considèrent qu’il est important de vivre dans un pays ainsi organisé. 57% aimeraient avoir davantage leur mot à dire sur leurs besoins au travail et dans leur environnement quotidien.

Les attentes en matière de démocratie sont donc élevées. Mais la critique et l’insatisfaction l’emportent : seulement un tiers des Européens pensent que leur pays est gouverné démocratiquement, et seuls 20% sont satisfaits du fonctionnement du système politique. C’est le signe d’une crise d’acteur.

Il est important de relativiser l’enthousiasme apparent des Européens pour la démocratie. En effet, pour beaucoup, le choix du système démocratique n’est pas exclusif.

52% d’entre eux accepteraient un gouvernement composé d’experts qui prennent des décisions, 32% accueilleraient favorablement l’autorité d’un dirigeant autoritaire et 14% soutiendraient même un régime militaire. Au total, seuls 38 % des « démocrates exclusifs » trouvent que la démocratie est bonne alors que les autres systèmes sont mauvais.

Dans une partie relativement importante de la population, les valeurs démocratiques ne sont pas profondément enracinées. En cas de crise politique, l’attraction gravitationnelle vers un régime anti-démocratique peut être forte.

Si de nombreux Européens voient la démocratie d’un œil positif, tous n’en ont pas la même conception. Les caractéristiques centrales d’une démocratie représentative (élections libres, droits civils, égalité entre les hommes et les femmes) sont considérées comme essentielles par la plupart des gens.

Certains d’entre eux sont également liés à des aspects économiques. Pour eux, l’aide aux chômeurs, la redistribution par la fiscalité et l’égalisation des revenus sont aussi des aspects essentiels de la démocratie. Ces attentes économiques sont plus élevées en Europe du Sud et en Russie.

Enfin, l’enquête a testé trois caractéristiques habituellement considérées comme antidémocratiques : l’obéissance au pouvoir, la prise de pouvoir par les militaires et l’organisation de la politique par les autorités religieuses. Certes, ces valeurs ne sont souvent pas considérées comme fondamentales pour la démocratie.

Mais 57% des Russes et 45% des Européens du Sud considèrent l’obéissance au pouvoir comme une caractéristique forte de la démocratie. Cette obéissance de principe à ceux qui sont au pouvoir n’est pas compatible avec la critique ou la protestation envers ceux qui sont au pouvoir, qui sont tous deux des droits démocratiques fondamentaux.

Il y a beaucoup plus de démocrates exclusifs dans les pays nordiques et en Europe occidentale et méridionale qu’à l’est du continent, en particulier dans les pays qui ont rejoint l’Union européenne au début des années 2000. L’attachement exclusif à la démocratie ne semble pas avoir beaucoup changé en 20 ans.

Selon la carte, la démocratie apparaît assez solide en République tchèque, en Lituanie et en Estonie, alors qu’elle est plus fragile en Croatie et en Roumanie (seulement 10 % et 8 % exclusivement démocratiques, respectivement). C’est problématique puisque ces deux pays sont membres de l’Union européenne et doivent donc respecter ses valeurs.

Les gens participent au défilé de l'égalité à Varsovie, en Pologne, en 2021 après une pause due à la pandémie l'année précédente et au milieu d'un contrecoup en Pologne et en Hongrie contre les droits des LGBT.  Photo : AP/Czarek Sokolowski
Les gens participent au défilé de l’égalité à Varsovie, en Pologne, en 2021 après une pause due à la pandémie l’année précédente et au milieu d’un contrecoup en Pologne et en Hongrie contre les droits des LGBT. Photo : AP/Czarek Sokolowski

En Europe occidentale, les Allemands et les Suisses sont nettement plus attachés à la démocratie que les Français. Les Français ne sont pas plus exclusivement démocrates que l’Européen moyen : si 89% pensent que la démocratie est un bon système, 48% disent la même chose pour un gouvernement dirigé par des experts, 23% pour le pouvoir autoritaire d’un homme fort et 13% pour un gouvernement de les militaires.

En Russie, étant donné le leadership de Poutine, les résultats des sondages peuvent surprendre. Le niveau des démocrates exclusifs est aussi élevé en Russie (41%) que dans de nombreux autres pays européens, notamment en France (40%). 81% des Russes considèrent la démocratie comme un bon système. 32% accepteraient le gouvernement d’un dirigeant autoritaire et 19% des Russes accepteraient un gouvernement militaire.

Le niveau de soutien au système expert est particulièrement faible par rapport à de nombreux pays : seuls 38% l’accepteraient, ce qui apparaît comme un désaveu des technocrates de la délégation présidentielle, tenus pour responsables de tout ce qui ne va pas.

En général, la démocratie dans de nombreux pays de l’UE est beaucoup plus fragile que beaucoup ne le pensent. Les politiciens et les acteurs de la société civile devraient envisager des moyens de renforcer l’engagement des citoyens avec le système démocratique. Dans un contexte où les élus sont sous le feu des critiques, les démocraties doivent se re-légitimer.

  • Pierre Brechon est professeur des universités en sciences politiques, Sciences Po-Grenoble

Beaumont-Lefebvre

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