Ivry Gitlis, la liberté au bout de l’arc
Le violoniste israélien, dont la carrière a commencé très tôt, est rapidement devenu l’un des artistes les plus populaires de son temps. Il a su profiter de sa carrière et de son talent exigeant pour toujours se renouveler. Il est décédé le 24 décembre à Paris à l’âge de 98 ans.
«Quand je reste un moment sans le toucher, je me sens mal. Je me sens coupable de passer tant de temps à faire autre chose. « A plus de 90 ans, le vieil homme, aux cheveux longs et grisonnants, n’avait jamais perdu son amour de l’instrument. Ivry Gitlis, célèbre musicien, est décédé ce 24 décembre à Paris, après plus de 90 ans aux mains d’un violon, précise l’un de ses fils David Gitlis.
Magnifique interprète de Berg, Beethoven, Mendelssohn, Bach, Paganini et la musique contemporaine, il aimait le jazz ou côtoyait des pop stars, de John Lennon à Mick Jagger. Ivry Gitlis était sans équivoque la représentation des grands violonistes, pour le grand public. Depuis des années, ses apparitions à la télévision ont fait de lui un personnage incontournable du classique, apprécié et pédagogue.
France Musique rendra hommage à ce violoniste virtuose et légendaire, à partir de 15 heures Spectacle « Relax » de Lionel Esparza et en le matin du 25 décembre par Jean-Baptiste Urbain.
Une vie dédiée au violon
Toute sa vie, l’instrument l’a accompagné. Sur toutes les scènes, tous les pays, avec tous les artistes. Il faut dire que si Ivry Gitlis n’est pas né avec un violon entre les mains – personne n’est musicien autour de lui – il en revendiquera très vite un. Alors qu’il n’avait que 6 ans, sa famille et ses proches ont contribué à lui donner le précieux instrument. C’est le début d’un lien fusionnel.
Les premières notes, les premières leçons, et très vite, on retrouve chez le jeune Ivry un talent insoupçonné. L’enfant donne son premier concert à l’âge de 7 ans, en Palestine, où il est né en 1922. Bronislaw Huberman (futur mécène de l’Orchestre philharmonique d’Israël) veille sur les progrès de l’enfant. Très vite, il lui conseille de prendre la direction de l’Europe. Après une semaine de traversée de la Méditerranée, en quatrième classe, Ivry arrive à Marseille. Il n’avait que 10 ans à l’époque. A 12 ans, il entre au Conservatoire de Paris, rue de Madrid, mais en ressort un an plus tard. Ce n’était pas pour lui. Puis vient une succession « Coupé d’accidents de la route », comme il le décrit dans Figaro, en 2012.
Passé par un concours
Et parmi ces rebondissements, il y a la guerre. Ivry Gitlis traverse ensuite la Manche, pour retrouver le violoniste Carl Flesch, qui lui donnera des cours, et lui fera rencontrer Jacques Thibaud et Georges Enesco. Ces deux deviendront ses mentors. Mais l’effort du conflit mondial le pousse à l’usine, où il travaille dans la production de munitions. Le violon, quant à lui, n’est jamais bien loin. Il a donné ses premiers récitals devant des soldats britanniques, dans des camps militaires et dans des hôpitaux, sous les bombardements. Il a également fait ses débuts avec le London Philharmonic Orchestra sur la BBC.
Après l’armistice, sa carrière sera lancée, progressivement. En 1951, il participe au prestigieux concours Thibaud. Fête préférée, il a terminé cinquième. Et pour cause, sa participation au concours est ébranlée par une polémique. Certains accusent le jeune artiste d’avoir volé un Stradivarius pendant la guerre. Scandale en finale. Et pas de succès pour Ivry Gitlis en jeu.
« Je n’ai pas manqué le concours, c’est le concours qui m’a échoué … »
Le spécialiste des grands concertos du XXe siècle
Peu importe. Le violoniste est déjà vu comme un talent à Paris. Tout comme aux États-Unis, où il est allé se placer sous les ailes de Jascha Heifetz, l’un des plus grands instrumentistes de l’époque, outre-Atlantique. C’est là qu’il découvre la tournée, sous la houlette de George Szell et Eugène Ormandy. L’impresario Sol Hurok, qu’il a également rencontré aux États-Unis, le pousse à enregistrer ses interprétations des grands concertos de Berg, Bartok et Sibelius. Il fait sensation sur les scènes américaines, et s’impose progressivement comme la référence du violon et des pièces instrumentales de son siècle.
Ivry Gitlis rêve toujours de voyager. En 1963, il fut le premier artiste israélien à se produire en URSS. De retour en Europe, il s’installe à nouveau à Paris. Sa carrière de soliste est lancée, il joue désormais avec les plus grands orchestres, les plus grands chefs d’orchestre et dans les plus grandes salles de concert. À partir de là, tout le monde voudra programmer Ivry Gitlis. Tout le monde, y compris en dehors du classique.
Le chouchou des médias du monde entier
Le musicien est approché par Brian Jones à la fin des années soixante. Le fondateur des Rolling Stones veut prendre des cours de violon, mais pas avec n’importe qui. Gitlis accepte. Et il a participé, en 1968, à Cirque Rock and Roll, l’émission filmée du groupe britannique. Sur les bandes, jamais diffusées, on voit même le violoniste jouer aux côtés de John Lennon et Yoko Ono. Souriez dans le coin, comme le défie la performance de la chanteuse japonaise d’avant-garde.
Toute sa vie, Ivry Gitlis a eu à cœur de conquérir de nouveaux publics. Pas seulement les spectateurs des grandes salles de concert. Le musicien est de plus en plus médiatisé, à partir des années soixante-dix. Il participe notamment à Grand échiquier de Jacques Chancel, et est l’invité d’un des spectacles de Guy Lux, avec Sheila et Claude François, au cours duquel il a interprété un mouvement de concerto de Bach. Gitlis joue même avec Michel Legrand, Barbara ou même Michel Berger. Preuve si besoin qu’il sait s’adapter à tous les styles. Il popularise la musique classique, démocratise le violon et loue les créations de nombreux compositeurs contemporains, dont Bruno Maderna et Iannis Xenakis.
En 40 ans, Ivry Gitlis apparaît sur grand écran. François Truffaut le joue dans L’histoire d’Adèle H, en 1975. Six ans plus tard, Gitlis part en tournée avec le commissaire Maigret, jouant un violoniste clochard. En 2003, cette fois dans son propre rôle, il est apparu dans Sansa, du compositeur et réalisateur Sigfried. Nous le verrons également dans La septième cible par Claude Pinoteau; Les Cachetonneurs par Denis Dercourt et Des gens qui s’embrassent par Danièle Thompson.
Un artiste attachant plein de ressources
Entre tournées, concerts et enregistrements, l’agenda d’Ivry Gitlis est resté très chargé pendant très longtemps. L’artiste créera et dirigera toujours son propre festival de musique à Vence. Ivry Gitlis recherche la liberté. Il s’offre alors cet espace de création et de diffusion, dans lequel il s’essaye aux collaborations, autant avec Léo Ferré qu’avec la pianiste Martha Argerich.
Pendant plus de 50 ans, le violoniste israélien a eu une relation privilégiée avec son amie Martha Argerich. Aussi fort que celui qu’il avait avec son Stradivarius, le fameux Sancy de 1713 qui l’accompagne depuis 1964. En 2013, il avoua au Figaro: «Martha est une magicienne: jouer avec elle, c’est comme jouer avec la vie. Sans lui, le piano n’existerait pas. «
« Les musiciens ont besoin de lui »
Pour tous les artistes qui lui étaient contemporains, Gitlis était une source d’inspiration. Grâce à sa liberté et sa personnalité unique, entre pédagogie bienveillante et humour du showman, « Il a fait confiance à la possibilité de casser des systèmes », selon Emmanuel Hondré, le directeur du service des concerts de la Philharmonie, qui lui a rendu hommage lors d’une soirée en janvier 2019. A l’époque, Emmanuel Hondré ajoutait: «Gitlis a besoin de musiciens, tout comme les musiciens ont besoin de lui. «
Amateur de jazz, de pop, de musique contemporaine, autant qu’il était de musique classique, il devient en 2008 sponsor de l’association « inspiration (s) ». Son objectif: promouvoir la musique et rendre la musique classique accessible à tous. Même aux enfants de la petite ville de Palestine, dont les rêves d’enfance ont fasciné le monde entier, depuis plus de 90 ans.