Claude Brasseur est mort
Plus d’une centaine de films à son actif, et le souci perpétuel de s’estomper derrière ses rôles. « Je n’aime pas parler de moi, il a dit. Ce n’est pas un sujet fascinant. Le travail d’une vie consiste à préciser la marge entre ce que l’on veut et ce que l’on peut. « Modeste, modeste, considérant sa profession comme un jeu plutôt que comme un travail, déterminé à se penser « Un artisan appartenant à un collectif », l’acteur Claude Brasseur est décédé mardi 22 décembre à l’âge de 84 ans, a indiqué son agent à l’AFP.
«Claude Brasseur est mort ce jour-là dans le calme et la sérénité entouré de sa famille. Il n’a pas été victime du Covid. Il sera inhumé à Paris selon les règles sanitaires et reposera aux côtés de son père au cimetière du Père-Lachaise à Paris », a annoncé Elisabeth Tanner, responsable de l’agence Time Art.
«Brasseur Père et Fils, Maison fondée en 1820»: le sous-titre du livre de souvenirs qu’il a publié en 2014 (Je vous remercie !, Flammarion) souligne l’importance à ses yeux d’avoir appartenu à une dynastie. De son vrai nom Claude Espinasse, celui qui s’est popularisé en jouant à Vidocq pour la télévision au début des années 1970 aura donc hérité d’un pseudonyme familial.
Le premier brasseur était Jules Dumont, un gantier de la Chaussée d’Antin qui s’était converti aux planches, comédien et fondateur du Théâtre des Nouvelles. Son fils Albert lui succéda, continua l’opérette, qui épousa une certaine Germaine, bientôt star du Théâtre du Palais-Royal, et si complice d’un certain Georges Espinasse, hallebarde de la troupe de Sarah Bernhardt, qu’elle donna naissance à Pierre, l’inoubliable prince des histrions à la verve terreuse, le séducteur confiant qui s’approche d’Arletty au début de Enfants du paradis de Marcel Carné: «Ah, tu as souri! Ne dis pas non, tu as souri… »
Claude Brasseur était le fils de Pierre (et de cette autre star qu’était Odette Joyeux, l’héroïne boudeuse de Mariage en mousseline de soie et de Sucré, par Claude Autant-Lara). Il était aussi le père d’Alexandre, avec qui il monta sur scène en 2007 en Mon père avait raison, de Sacha Guitry, et qui évoquait son grand-père en 2016 sur la scène du Petit-Saint-Martin, dans Brewer et les enfants du paradis.
L’enfance, un souvenir douloureux
Né à Neuilly-sur-Seine le 15 juin 1936, il grandit entouré de têtes couronnées, Malraux, Jouvet, Sartre, Casarès … dont un ami de son père prénommé Ernest Hemingway, qui est son parrain. Mais l’évocation de son enfance sera toujours douloureuse: ses parents ne s’occupent pas de lui. «Je n’ai aucun souvenir de ma vie avec eux et je dois dire que je m’en fiche. « Ces parents égocentriques vont se séparer très vite, Odette Joyeux gardant un si mauvais souvenir de Pierre Brasseur qu’elle sera en colère contre son fils pour avoir adopté son surnom.
«On ne peut pas rester journaliste avec un nom comme ça, il faut être acteur! »L’actrice Elvire Popesco
En internat, Claude Brasseur côtoie Philippe Noiret, Jean-Jacques Debout et Jacques Mesrine. Peu axé sur les études, qu’il a abandonnées en 2e annéede, le gamin n’ose pas admettre qu’il veut être acteur. Grâce à son père, il est journaliste à Match de Paris, assistant du photographe Walter Carone. C’est en allant interviewer Elvire Popesco, reine du boulevard, qu’il a vu son destin changer: « Vous ne pouvez pas rester journaliste avec un nom comme celui-là, dit l’actrice. Il faut être acteur! « Et celui qui vient d’acheter le Théâtre de Paris signe aussitôt un contrat pour qu’il interprète, en 1955, trois rôles dans le Judas de Marcel Pagnol qu’elle s’apprête à assembler: charpentier, apôtre et frère de Judas, avec une fausse barbe. Après cela, Claude Brasseur entre au Conservatoire, tout en commençant à jouer au cinéma. En 1959, en Rue Prairie, de Denys de La Patellière, il est le fils de Jean Gabin et cycliste sur piste.
Lecteur fidèle de L’équipe, Claude Brasseur aurait pu embrasser une carrière sportive. Tenté par le vélo jusqu’à l’entraînement avec le futur vainqueur du Tour de France Stephen Roche, il fut deux fois champion de France de bobsleigh (victime en 1964 d’un grave accident lors des Jeux Olympiques d’Innsbruck), il remporta le Paris-Dakar en 1983 en tant que copilote de Jacky Ickx, et joue au football dans l’équipe folklorique de Polymusclés. Mais la tradition familiale gardera ce grand hargneux loin des terrains de sport.
Pierre et Claude se côtoient sur le plateau de Yeux sans visage, de Georges Franju, le Chanceux Jo, de Michel Deville (1964), où le vrai père joue un père fictif. Séquence d’émotion post mortem dans Joueurs, de Bertrand Blier (2000), où Claude Brasseur joue le rôle de… Claude Brasseur: son téléphone sonne dans la rue, Pierre Brasseur l’appelle, puis lui passe Bernard Blier…; Claude tend son portable à son directeur, Bertrand. Sur le plan émotionnel, les deux hommes se sont échoués, mais Claude respectera toujours la carrière de son père: « Mon père est mort? Je ne sais pas, je l’ai vu hier soir à la télé! »
Personnages emblématiques
« Si vous essayez de me ressembler ou de ne pas me ressembler, vous risquez de fuir votre vraie nature et de devenir un acteur bâtard », ce père disparu lui avait dit. Message reçu. Claude sera lui-même, avec son accent parisien de titi, et s’il ne peut nier cette voix rauque, le timbre vibrant si légendaire de l’ogre paternel, il prêtera plutôt son visage à des personnages emblématiques (Rouletabille in Le mystère de la chambre jaune, de Jean Kerchbron, Vidocq pour 13 aventures orchestrées par Marcel Bluwal, Sganarelle pour le don Juan avec Michel Piccoli à la télévision, Maupassant, le Georges Dandin par Molière ou Leopold Trepper par L’Orchestre Rouge au cinéma, Joseph Fouché dans Le dîner et Clemenceau dans Colère du tigre au Theatre). Ou il se mettra à l’écart de ses personnages, privilégiant l’attrait des rencontres humaines et professionnelles au critère de l’importance du rôle.
Claude Brasseur est tout sauf prétentieux. Ce n’est pas sans émotion qu’il endosse le caractère d’avocat et de maître chanteur véreux Une belle fille comme moi, en 1972, car François Truffaut lui a demandé de porter un smoking, le même que celui porté par son père en Les portes de la nuit, par Marcel Carné. Ou qu’il est inventé comme Pierre Brasseur jouait Othello dans Joseph, par Christopher Frank, en 1981, jouant un acteur de théâtre dans la détresse et la ruine conjugales.
Ses rôles, il les choisit en ressentant, sans jamais se poser «la question de la reconnaissance»
Il a remporté ses deux Césars avec humour (« Depuis le temps qu’on m’a dit de me faire un prénom! » « ) et l’humilité (« La popularité n’est pas un critère de qualité »). Le premier, en 1977, rend hommage à son interprétation de l’un des quatre amis deUn éléphant triche beaucoup, d’Yves Robert: il n’a accepté le rôle qu’à la condition de donner à cet homosexuel l’apparence d’un hétérosexuel, de « ne pas jouer les grands imbéciles ». Le second, en 1980, a établi le succès de La guerre policière, par Robin Davis, où il est commissaire traquant un ennemi public.
Pas de plan de carrière
A ce moment, il plane volontiers sur le flic (Une question d’hommes, par Nicolas Ribowski, Le crime, par Philippe Labro, Machine à danser, par Gilles Béhat) au bandit (Une grotte, par Gilles Grangier, Une robe noire pour un tueur, par José Giovanni), voire au détective privé (Vous devez vivre dangereusement, par Claude Makovski), ou au juge (Le banquier, par Francis Girod): «Un jour, je suis le gendarme, un jour je suis le voleur. « On se souvient également de lui comme d’un prisonnier d’un stalag (Le caporal épinglé, par Jean Renoir, 1962), écrivain impliqué dans un meurtre (Les poitrines de glace, par Georges Lautner, 1974), écrivain alcoolique (Descente aux enfers, par Francis Girod, 1986), trafiquant raciste (L’état sauvage, par Francis Girod, 1978), amant dont Romy Schneider s’éloigne (Une histoire simple, par Claude Sautet, 1978), vétérinaire harcelé par un inspecteur des impôts (Signes extérieurs de richesse, par Jacques Monnet, 1983), flic macho déchiré par le désir (Sale comme un ange par Catherine Breillat, 1991), industriel des pieds-noirs (L’autre côté de la mer, de Dominique Cabrera, 1996), sans oublier le personnage de Jacky Pic, le beau retraité de Melun, amateur de pastis en tongs, abonné au site 17 des Flots Bleus de Pyla-sur-mer (Camping, par Fabien Onteniente, 2005).
Ses rôles, il les choisit en sentant, sans jamais demander « La question de la reconnaissance », et sans aucun plan de carrière. Il refusera ainsi le rôle principal, finalement joué par Philippe Léotard, dans L’équilibre, par Bob Swaim, parce qu’il vient de le faire Guerre policière et ne veut pas se spécialiser dans les thrillers. Il arrête également de jouer Le dîner des idiots au théâtre en plein triomphe, pour honorer ses contrats cinématographiques; Francis Veber sera tellement en colère contre lui qu’il s’opposera à sa reprise de son rôle dans le film (Thierry Lhermitte en héritera). S’il joue le père de Vic / Sophie Marceau, l’adolescent de La fête, de Claude Pinoteau, en 1980, c’est parce qu’il pense qu’il aimerait être le spectateur d’une telle comédie, et que s’il avait eu une fille, il l’aurait élevée de la même manière que celui professe son personnage de fiction dans le film.
Humilié et blessé
A l’apogée de ses prestations figure sans aucun doute Daniel, le vendeur de voitures deUn éléphant triche beaucoup et de Nous irons tous au paradis aux côtés de Jean Rochefort, Guy Bedos et Victor Lanoux, avec cette scène vraiment vécue à l’époque du Conservatoire, Belmondo, Marielle et Rochefort comme complices: avec ses amis, il fait semblant d’être aveugle dans une brasserie, la canne blanche brandie comme une arme de destruction soi-disant passive (Brasseur aime déconner, bien manger, lever le coude…).
Il y a aussi, sans aucun doute, ses deux collaborations avec Jean-Luc Godard: dans Rester seul d’abord, en 1964, l’histoire de deux voyous (lui et Sami Frey) amoureux d’Anna Karina, avec la célèbre visite record de la Grande Galerie du musée du Louvre, parcourue en 9 minutes 43 secondes. Et la danse madison chantée dans un café, devant un juke-box. Godard dit alors de lui: «Claude Brasseur a l’innocence et la folie des enfants lorsqu’ils jouent aux billes ou à la guerre. C’est-à-dire à la fois la brutalité nécessaire et une candeur suffisante. »
En 1985, Brasseur était pilote de ligne, en cours de séparation avec Nathalie Baye qui avait le béguin pour Johnny Hallyday, en Détective. Peut-être son rôle le plus touchant, intériorisé, blessé. Un examen. Car pendant le tournage, Godard se conduit mal avec lui, l’humilie: «Mon pauvre Claude, il lui dit, il y a vingt ans, vous aviez encore de bonnes qualités, maintenant vous avez tout perdu. Vous n’avez plus rien du tout. « Godard ramène le point à la maison Cahiers de cinéma : « Claude est un bon acteur mais surfait, qui ne sait plus quoi faire, qui ne fait que de mauvais films … » (N ° 373, juin 1985). L’acteur a la dignité de réagir positivement: «Quand vous êtes traîné dans la merde, vous êtes secoué et ça nettoie. «
Claude Brasseur en quelques dates
15 juin 1936 Né à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)
1959 « Rue des Prairies »
1962 « Le caporal épinglé »
1964 « Rester pour lui-même »
1976 « Un éléphant triche beaucoup »
1977 « Nous irons tous au paradis »
1977 César du meilleur second rôle (« Un éléphant qui trompe énormément »)
1979 « Guerre policière »
1980 César du meilleur acteur (« The Police War »)
1980 » La fête «
1993 « Le stupide dîner » (théâtre)
2000 » Joueurs «
2016 «Camping 3»
Décembre 2020 Mort à Paris